Le Spleen des matériaux.
Tribune pour une architecture du
bon-sens.
« La multiplication des avis techniques, la présence des bureaux de contrôle de moins en moins inventifs sont issues d’une logique de risques et de garanties. La valeur du bien, la valeur matérielle, compte alors plus que la valeur d’usage » confiait Marc Barani à d’architectures en mai 2022. Triste est de constater, plus d’un an après, la chute libre la valeur d’usage et que la course à l’innovation n’est toujours ni ralentie, ni freinée… Bien au contraire…
C’est effrénée que celle-ci corrompt les fondements même de notre chère architecture qui, devenue « déloyale, se détourne de sa mission principale et de ses paradigmes » pour nourrir ceux de la communication-marketing (Moukarzel, 2015, p. 228). Autrefois, les matières, les matériaux et leur nature même dessinaient les contours des projets architecturaux (Mies Van Der Rohe, 1924). De nos jours, ce sont les choix architecturaux alliés aux volontés politiques, économiques qui défient les matériaux, poussent leur évolution aux extrêmes obtenant des assemblages plus insensés les uns des autres défiant tout bon-sens ou principes gravitationnels : le bois porte désormais la brique, le plâtre ne sert plus que de finition et le bois est parfois recouvert par du plâtre, sur lequel on vient placer un revêtement… en bois. C’est quelque part avec raison que Jean-François Gabriel évoque « une surenchère de l’absurde, du « jamais vu » , de la nouveauté pour elle-même, confondus avec l’invention et l’originalité authentiques » (Gabriel, 2010, p. 115).
Elle devrait s’évertuer à être un hommage à la créativité humaine, la fonctionnalité, à la relation qu’elle entretient avec son environnement mais plus encore à l’ordre auquel elle se soumet. Car tout, disait Kahn, répond à une logique d’ordre : « on reconnaît que la structure a un ordre ; que le matériau a un ordre ; que la construction a un ordre ; que l’espace a un ordre à la manière des espaces servants et des espace servis ; que la lumière a un ordre car elle a l’ordre que lui donne structure, tout cela afin que la conscience des ordres soit ressentie »
( Kahn,1996, p.37).
Amnésie générale ou oubli volontaire de l’ordre Khanien ? Une chose est sûre : en encourageant la quête incessante de bâtiments "verts" et "innovants", les politiques promoteurs et lobbies poussent souvent à des choix constructifs discutables, déconnectés du bon-sens qui, pendant des siècles, a régi les règles de l’architecture et de la construction. De plus, ces choix finissent souvent par s’éloigner de leur but principal ; à savoir respecter l’environnement existant. A titre d’exemple, certains matériaux sont écartés à cause de leur bilan carbone, mais comme le rappelle Paul Chemetov, ceci peut amener à la surconsommation de certains matériaux : « le seul matériau qui soit considéré comme noble, c’est le bois. Mais si on construit tout en bois, la forêt naturelle va devenir un lieu de plantation, et la biodiversité va en pâtir. Donc, pour chacun des matériaux, il faut faire les efforts qui s’imposent » (Chemetov, 2023).
Au cœur de cette frénésie de la marchandisation et de l'industrialisation, nous assistons à une tendance préoccupante où la course aux matériaux et processus de construction révolutionnaires s'accorde étrangement avec les politiques urbaines se réclamant d'une idéologie écologique. Noeud gordien de l’architecture d’aujourd’hui, cette obsession contemporaine pour les matériaux novateurs et vertueux a fini par reléguer les principes fondamentaux de l’architecture, son âme et aussi son histoire derrière des façades uniformisées, et des structures similaires et au final à un espace standardisé (Guérant et Rollot, 2016, p. 73). Pourtant, l’architecture ne devrait pas se cantonner à une compétition démesurée dans le seul but d’introduire le dernier matériau à la mode ou pour se targuer d’une prouesse technique.
Mille-feuilles ou mur-feuilles ?
Pire encore, cette approche mène à la disparition progressive des savoir-faire traditionnels les plus élémentaires. Selon Guérant et Rollot, elle contribue - sous prétexte de causes nobles - à « éradiquer les savoir-faire locaux et les esthétiques régionales » (2016, p. 73). Inversement proportionnel à l’expansion de l’innovation, l’artisanat semble être en voie de disparition car finalement plus on imprimera de lino « fausse brique », moins il existera de « briques véritables » (Guérant et Rollot, 2016, p. 78). Visionnaires, les auteurs Du bon sens avaient vus juste : pour l’un de nos projets parisiens ; impossible de trouver les artisans ayant les compétences nécessaires pour monter un mur en maçonnerie brique au-delà de quatre étages. Pourtant l’art de la brique est une tradition millénaire…
Dans ce contexte, il nous semble impératif de revenir à une approche plus équilibrée, où l'innovation va de paire avec la tradition. Paradoxal, direz-vous, pourtant celle-ci est loin d’être synonyme d’immobilisme (Fathy, 1996). Ces savoirs offrent une sagesse et une durabilité qui transcendent les époques puisque : « Chaque fois qu’un ouvrier rencontre une nouvelle difficulté et trouve le moyen de la surmonter, il fait le premier pas vers l’établissement d’une tradition » (Fathy,1970, p.59). N’étant rien d'autre que la somme d’innovations réfléchies, les méthodes constructives traditionnelles devraient être prises en compte dans l’innovation :
Le paradigme vernaculaire n’inclut rien d’autre que le bon sens et la bonne volonté, la sueur et la nécessité, pour adapter la tradition à l’aujourd’hui, le passé connu au singulier de l’instant, la typologie classique d’un corps de ferme à un terrain escarpé. (Guérant et Rollot, 2016, p. 70)
Il est par ailleurs intéressant de chercher à comprendre comment les matériaux ont été utilisés de manière traditionnelle en fonction de leur disponibilité. (Barani, 2022, p.83).
Nous devons également repenser nos politiques urbaines pour qu'elles soient guidées par une réelle compréhension des besoins communautaires, de l'impact environnemental réel et de l'importance de préserver notre héritage constructif et culturel : « parce que construire, c’est un premier moment de partage et de regard sur ces savoir-faire » (Mimram, 2023). L’heure est peut-être désormais à la réconciliation de la sagesse passée et de l’innovation, de s’ancrer dans une réalité autre que celle de ce « monde tout artificiel » .
Face à cette problématique, la recherche s’érige comme une possible solution. Si cette dernière ne peut pallier à tous les vices de notre société, elle permet néanmoins une remise en question sur les dogmes qui font aujourd’hui le quotidien de la pratique architecturale : « il serait donc utile de repenser l’architecture, et d’y intégrer la recherche scientifique, pas en tant que principe structural immuable qui la rigidifie et brime sa créativité, mais en tant qu’élément régulateur qui freine sa dérive vers des courants qui lui font perdre son âme et dénigrer sa mission » (Moukarzel, 2015, p. 229) .
Mais l’architecte ne peut assurer cette mission seul : tous les maillons de la chaîne constructive doivent s’unir pour s’assurer qu’innover ne rimasse plus avec oublier. Nous clôturerons ce texte avec les dires du même architecte qui en a fait l’introduction :
« C’est un vrai projet de société à défendre et à mettre en place » (Barani, 2022).
Bibliographie :
Bertin, Ingrid, Marc Mimram, Victor Bourniquel, Alice Giacovelli, Camille Muys, Jérôme Papaphotiou, Sophie Jacquin, Lola Gérald, Charlotte Nobre, et Pierre Bréger. « RÉFLEXIONS SUR LA MATÉRIALITÉ », 2015. https://doi.org/10.13140/RG.2.2.27536.35843.
Boutier-Oton, Malvin. « Existe-t-il une culture de la brique? », s. d. Farel, Alain. « Le métier à tisser de l’architecte contemporain ». Communications 82, no 1 (2008): 113. https://doi.org/10.3917/commu.082.0113.
Gabriel, Jean-François. « Comment l’architecture évolue ». Le Coq-héron 202, no 3 (2010): 115. https://doi.org/10.3917/cohe.202.0115.
Gasc, Valérie. « Winy Maas, Matthieu Poitevin : la démence de construire ». L'Architecture d'Aujourd'hui. n° 429. [En ligne] : https://www.larchitecturedaujourdhui.fr/conversation-entre-winy-maas-et-matthieu-poitevin/
Guérant, Florian, et Mathias Rollot. Du bon sens: en faire preuve, tout simplement. Paris: Libre & solidaire, 2016.
Meier Philippe. « L'importance de la pensée modulaire chez Ludwig Mies van der Rohe et Dominique Perrault ». Matière n°5 (2002). Presses polytechniques et universitaires romandes.
Moukarzel, Joseph Richard. « L’architecture, un art qui embrasse la science ». Hermès n° 72, no 2 (2015): 226. https://doi.org/10.3917/herm.072.0226.
Raynaud, Dominique. « La « crise invisible » des architectes dans les Trente Glorieuses ». Histoire urbaine n° 25, no 2 (2009): 127. https://doi.org/10.3917/rhu.025.0127.
Simonetti, Jean-Olivier. « Réflexions sur l’industrialisation de la construction et la production du bâti (Ire partie) ». Norois 95, no 1 (1977): 341‑53. https://doi.org/10.3406/noroi.1977.3587.
Szeftel, Eve. « Démolir ou réhabiliter ? L'architecture à l'épreuve de la crise écologique ». Libération. 22 avril 2023. [En ligne] : https://www.liberation.fr/societe/ville/demolir-ou-rehabiliter-larchitecture-a-lepreuve-de-la-crise-ecologique20230522_GPA5YHY6P5CXHNJ62KN4RRBYZQ/#:~:text=Dialogue%20entre%20les%20architectes%20Paul,%C3%AAtre%20des%20m%C2%B3%20de%20sens%C2%BB&text=%C2%ABGuerre%20aux%20d%C3%A9molisseurs%C2%BB%2C%20tonnait,du%20neuf%20et%20du%20moderne.